UN ENFANT À LA FOIS

 
 

La traque aux pédophiles sur le Web

Derrière chaque photo ou vidéo de pornographie juvénile, il y a un enfant mort de peur. Il est temps d'ouvrir les yeux et d'intervenir, dit le journaliste Julian Sher dans son ouvrage choc Un enfant à la fois. En voici un extrait.

Par Julian Sher

publié le 1e octobre 2008

Les cyberprédateurs et les producteurs d'images de pornographie juvénile jouissent de plusieurs avantages par rapport aux enquêteurs qui les pourchassent, dont l'un, non négligeable, est qu'ils ne sont pas entravés par la loi. Les policiers - contrairement aux agents clandestins de la brigade des stupéfiants, qui sont autorisés à transporter ou à faire le commerce de petites quantités de drogues pour attirer les trafiquants - n'ont pas le droit d'échanger une seule image d'exploitation sexuelle d'enfant. Les cyberagents clandestins comme Emily Vacher, du FBI, ou Jim Pearce, de Scotland Yard, ne peuvent cacher leur identité que dans la mesure où ils ne révèlent pas à leurs cibles - avant leur arrestation - qu'ils sont de la police. Leurs cibles, par contre, peuvent faire usage de fausses identités, de cartes de crédit volées, de signaux Internet piratés et de téléchargements illégaux. Les adversaires ne luttent pas à armes égales.
Si les règles du jeu ne sont pas justes, les adversaires ne sont pas sur un pied d'égalité non plus. La plupart des enquêteurs dans ce domaine sont des policiers ordinaires qui sont devenus des experts en informatique ; même eux n'ont pas toujours le temps de se tenir au courant des plus récents logiciels et des derniers progrès réalisés dans le domaine des navigateurs Web.
Par contre, beaucoup d'agresseurs d'enfants sont soit des professionnels de l'informatique, soit des amateurs d'Internet qui consacrent le plus clair de leur temps à acquérir en ligne les plus récentes techniques. (...)
Les téléphones cellulaires et autres dispositifs portatifs personnels pourraient bientôt remplacer l'ordinateur de la maison comme principal moyen d'accéder à Internet. Dans plus de 30 pays, il y a déjà davantage de comptes de téléphone cellulaire que d'habitants - et la plupart des cellulaires modernes sont équipés d'une caméra et d'un navigateur Web. Le NCMEC a commencé à recevoir sur sa ligne CyberTip des signalements de techniciens qui, au cours de la réparation d'un téléphone cellulaire, y découvrent les mêmes types d'images de pornographie juvénile qui étaient naguère trouvées par les ateliers de réparation d'ordinateurs. " C'est l'immédiateté qui rend le téléphone cellulaire si attrayant, explique Jennifer Lee, du NCMEC. L'action peut se dérouler en direct. En un instant, l'image peut être transmise d'un cellulaire à un autre cellulaire, d'un cellulaire à un ordinateur ou encore d'un cellulaire à un iPod. Dans les conversations de prédateurs que nous lisons sur Internet, [cette immédiateté] est vraiment excitante pour eux : un homme à New York est en train de violer sa fille, prend des photos du viol et les envoie à ses copains de Californie. "
Le téléphone cellulaire est également beaucoup plus " jetable " qu'un ordinateur. Vous pouvez vous procurer un modèle jetable et acheter des cartes d'appel en fonction de vos besoins. Ainsi, vous effacez toutes les traces que les fournisseurs de services Internet peuvent généralement fournir à la police dans le cas de leurs clients abonnés. La plupart des fournisseurs de services Internet conservent un registre des activités de leurs clients sur le Web pendant au moins quelques semaines. Pour ce qui est des fournisseurs de services téléphoniques, la situation est moins claire. " Qu'advient-il des images envoyées par le cellulaire ? demande Lee. Sont-elles automatiquement supprimées de l'appareil ? Si c'est le cas, sont-elles accessibles ailleurs ? La compagnie de téléphone cellulaire les stocke-t-elle ? Qui sait ? "
Pour ce qui est de l'accès et du stockage, c'est la popularité croissante du Web sans fi l qui présente le défi technologique le plus immédiat pour les agences d'application de la loi. Aux États-Unis seulement, il y a environ 19 millions d'ordinateurs portatifs avec accès Internet sans fi l et au moins 3 millions de points d'accès qui permettent d'ouvrir une session à bonne distance de la maison ou du bureau - et beaucoup plus discrètement. Doris Gardner, l'agente du FBI qui a lancé le programme Innocent Images en 1995, à l'époque où les internautes devaient se brancher au moyen d'une ligne téléphonique commutée - et se montrer très patients -, s'étonne de la facilité avec laquelle les prédateurs d'aujourd'hui peuvent le faire. " Il suffi t que je me rende dans un quartier où se trouvent des points d'accès sans fi l, dit-elle. J'échange mes images pornographiques, puis je rentre chez moi en voiture. "


La plupart des gens ne sécurisent pas leur réseau sans fil domestique ; il est donc facile pour quelqu'un d'" emprunter " votre connexion pour échanger du matériel pornographique ; la trace d'adresse IP laissée indiquerait que vous avez téléchargé le matériel illicite. De nombreuses villes ont l'intention d'offrir à tous leurs citoyens l'accès sans fi l à Internet ; il sera alors presque impossible à la police de remonter jusqu'à une adresse IP.

Les amateurs de pornographie juvénile technophiles recourent aussi à la technologie Wi-Fi pour cacher leur matériel pour le cas où ils se feraient pincer. Leur truc préféré consiste à cacher un lecteur de disque dur sans fi l dans un mur de la maison, où des policiers peu méfi ants ne le trouveront probablement pas. Certains enquêteurs, comme ceux du groupe de travail australien Argos, se déplacent désormais armés des outils techniques les plus avancés : " Nos équipes de perquisition sont munies de détecteurs d'émetteurs Wi-Fi, dit Jon Rouse ; dès que nous arrivons quelque part, nous cherchons le réseau sans fi l. " Dans les guerres techniques, les deux camps deviennent de plus en plus rusés. (...)

On s'attendrait à ce que la victoire dans la guerre technique contre les cyberprédateurs passe par les fournisseurs de services Internet. Après tout, chaque image d'abus sexuel d'enfant qui circule sur le Web a transité chez un fournisseur de services Internet : pas d'accès à Internet, pas de cyberexploitation des enfants. Si l'on découvrait que les compagnies aériennes ou ferroviaires aident leurs clients à transporter des sacs de cocaïne ou ferment les yeux lorsque des passagers se livrent à la traite d'enfants, le scandale prendrait des proportions épiques. Pourtant, les efforts déployés en vue de faire peser une certaine forme de responsabilité sur les entreprises qui fournissent des services de courriel, de pages Web, de clavardage et de communications qui alimentent le commerce de la pornographie juvénile n'ont pas été des plus soutenus. Il faut atteindre un équilibre entre ce qui est possible sur le plan technique et ce qui est acceptable dans une démocratie. Bien entendu, les États répressifs peuvent imposer à l'intérieur de leurs frontières des contrôles sévères et la censure sur le Web, mais même dans ces pays-là les internautes intrépides trouvent des échappatoires. Aucun pays démocratique n'a mieux réussi que le Royaume-Uni à obtenir la coopération de l'industrie, des groupes de défense des droits des enfants, du gouvernement et de la police pour bloquer les sites d'exploitation sexuelle des enfants avant même que les internautes n'aient le temps de les visiter. Un surfeur du Canada ou des États-Unis pourrait taper l'adresse du site Web de pornographie juvénile qu'il préfère et voir la page s'affi cher sans problème. Mais un surfeur du Royaume-Uni qui taperait la même adresse URL obtiendrait simplement un message l'avisant que la page n'est pas " accessible ".

Fondée en 1996, l'Internet Watch Foundation (IWF), dont la mission est de nettoyer le Web, est une coopérative qui rassemble près de 80 entreprises et organisations d'Internet. Son siège, établi dans un petit village proche de Cambridge, est installé dans une modeste maison à étage, entourée de fermettes et de beaux petits cottages aux jardins remplis de tulipes blanches ou rouges. À l'étage, six personnes assises devant leur écran d'ordinateur surfent sur le Web à la recherche de matériel d'exploitation des enfants.

Malgré les apparences, l'IWF est peut-être la plus perfectionnée sur le plan technique de toutes les agences de surveillance en matière de pornographie juvénile. Au moyen d'une ligne téléphonique, les citoyens, les agences d'application de la loi et les entreprises peuvent signaler des sites Web, des forums ou d'autres éléments d'Internet dont le contenu leur semble illicite. Au cours de sa première année, l'IWF a traité 615 signalements ; 10 ans plus tard, ce nombre a grimpé à 27 750. Le personnel de l'IWF examine les sites signalés afi n de déterminer s'ils violent les lois sur la protection de l'enfance en vigueur en Grande-Bretagne. Si c'est le cas, l'IWF transmet une alerte au fournisseur de services Internet et à la police, en vue d'une enquête plus approfondie. Rien dans la loi n'oblige les fournisseurs à dénoncer aux autorités les sites délinquants, mais la coopération est excellente. " On sent ici une détermination à débusquer les sites de pornographie juvénile et à les éliminer ", affi rme Adrian Dwyer, chef d'équipe de la ligne de signalement. " Les entreprises le font librement - généralement au bout de quelques heures - en raison de la position unique que nous occupons entre les agences d'application de la loi et l'industrie. "

La réussite de l'IWF est stupéfiante. L'accès à plus de 31 000 sites Web considérés comme renfermant du matériel d'exploitation sexuelle d'enfants potentiellement illicite a été bloqué. Plus impressionnant encore, parmi les signalements de sites Web renfermant un tel matériel, la proportion de ceux qui sont situés au Royaume-Uni est passée de 18 p. 100 pour la première année d'exploitation de l'IWF à 0,2 p. 100 aujourd'hui. Les grands fournisseurs d'accès comme British Telecom intègrent l'information provenant de l'IWF dans un système qu'ils ont baptisé Cleanfeed, lequel bloque pour leurs clients l'accès aux sites connus de pornographie juvénile.

Bien entendu, cela signifie qu'une partie des sites de matériel d'exploitation sexuelle des enfants sont désormais hébergés dans d'autres pays, où l'IWF est impuissante. Selon elle, de tous les sites de pornographie juvénile confirmés qu'elle a découverts depuis dix ans, 20 p. 100 semblaient être hébergés en Russie, et 50 p. 100 aux États-Unis. Par exemple, un site particulièrement pernicieux a fait l'objet de 96 signalements depuis 1999, mais il continue de réapparaître ailleurs sur la planète. " Ces gens-là connaissent Internet sur le bout des doigts, dit Dwyer. Alors, ils déménagent leur site de pays en pays, de serveur en serveur. " L'idée qu'une petite équipe rassemblée dans un bureau puisse dresser la liste de sites à bannir qu'elle juge inappropriés pour les surfeurs du Net fait l'affaire des corps policiers et agences de protection de l'enfance, mais est une abomination pour les champions des droits civils.

Pourtant, l'approche de type IWF séduit de plus en plus. À la fi n de 2006, l'industrie canadienne d'Internet a annoncé son intention d'instaurer au pays un système semblable à celui du Royaume-Uni. L'épreuve ultime, toutefois, se déroulera aux États-Unis, où l'absence de contraintes sur les utilisateurs du Web est considérée comme une affaire de liberté d'expression. Le NCMEC a formé une nouvelle coalition technologique - composée d'AOL, de Microsoft, de Yahoo! et d'autres membres importants de l'industrie - qui consacrera un million de dollars à la mise au point d'une technologie de " détection et d'interruption de la distribution des images connues d'exploitation sexuelle des enfants " sur le Web.

On ignore si un tel programme résistera aux contestations juridiques qu'il suscitera aux États-Unis. En 2004, le tribunal fédéral de première instance de l'Eastern District de Pennsylvanie a invalidé une loi de cet État bloquant l'accès aux sites Web accusés de diffuser de la pornographie juvénile, jugeant cette loi inconstitutionnelle parce qu'elle violerait le Premier Amendement. Mais le Premier Amendement est censé protéger les citoyens spécifiquement contre la violation de leurs droits par le gouvernement. En théorie, rien n'empêche une entreprise privée d'établir ses propres règles et d'interdire la pornographie juvénile sur ses réseaux. (...)

Si le blocage des sites Web n'est pas obligatoire aux États-Unis, leur déclaration aux autorités l'est bel et bien. Depuis 1999, une loi fédérale y oblige les fournisseurs de services Internet à aviser le NCMEC de tout site qui semble engagé dans la pornographie juvénile et qu'ils découvrent dans leurs réseaux. Mais les fournisseurs se sont conformés à la loi de manière inégale. On ignore le nombre exact de ces fournisseurs aux États-Unis, mais on l'estime à 2000. Sur ce nombre, moins de 300 se sont inscrits auprès du NCMEC, bien que l'aient fait toutes les grandes entreprises dominant le marché. Il n'y a toutefois aucune règle écrite précisant clairement le degré de détail des rapports, ni la durée de conservation des registres

Pour sa part, Colcolough s'est dit troublé par le flou de la réglementation et par la passivité de l'industrie. Avec l'amélioration des filtres à pourriels, le nombre de clients et utilisateurs du Web qui se plaignaient de recevoir des images et invitations pornographiques dans leur boîte de courriel a diminué. " À mon avis, nous aurions tort de croire que nous recevons moins de signalements de pornographie juvénile parce que le problème n'existe plus, parce que nous l'aurions résolu, dit Colcolough. J'estime qu'il est tout simplement davantage caché qu'auparavant. " (...)